A 12 ans, des rêves plein la tête, Catherine Bertrand-Gannerie se décide : elle entrera dans la marine. La mer, l’uniforme, le prestige et l’action… Après des études littéraires, elle pousse enfin la porte étroite mais suffisante pour intégrer la marine. Elle gravit la hiérarchie des officiers féminins jusqu’aux « cinq panachés ». Elle fait partie de cette génération d’officiers privés de poser leur sac à bord des bâtiments de la marine. Ce qui ne l’empêche pas, de Brest à Carpiquet, de Paris à Lann-Bihoué, de lutter au quotidien pour faire évoluer le statut des personnels féminins, de pourfendre la misogynie qui règne dans ce bastion masculin, de se battre pour obtenir les appellations réglementaires et le port du sabre. En tricorne et boutons dorés, elle raconte librement vingt-huit ans de carrière, avouant ses faux pas, ses lacunes, ses déceptions, évoquant la solitude et les conflits relationnels. Elle dit aussi ses enthousiasmes, ses passions et ses joies. Mais la fierté de ses 14 Juillet sur les pavés parisiens ou la griserie des sorties occasionnelles en mer ne cachent pas l’amertume de n’avoir pu servir à bord, ni le désenchantement d’être passée à côté du rêve.
juin 2000
La Marine, j’en ai toujours rêvé.
Alors, quand une brèche fendilla ce monde clos, je m’y engouffrai avec enthousiasme.
Dans le couloir d’internat où la Marine tenait parqués ses élèves officiers et officiers mariniers féminins, une silhouette se dressa :
– Attention ! Fille de civils… Dans la Marine, on ne confond pas les torchons et les serviettes !
– Mais qui sont les torchons ? Et qui, les serviettes ? demandai-je avec naïveté.
Outrée, la silhouette galonnée s’éloigna.
Je compris que je le découvrirais toute seule.
Je rencontrai des torchons, damassés comme des nappes de mariage. Et des serviettes, modestes comme des torchons. Comment savoir ? Je sentis qu’il faudrait naviguer à l’estime. Et aussi se battre pour obtenir le respect, l’égalité, l’embarquement, le port du sabre, l’appellation par le grade et non cet égrillard «Madame ou mademoiselle ?» ou encore l’emploi à sens unique du prénom ; ou, cavalier – «Au nom de l’égalité, c’est ce que vous voulez, non ?» – du patronyme. Et encore, refuser le paternalisme, le machisme, les privautés et la mise à l’épreuve.
Un jour, la porte s’ouvrit enfin, si brutalement que je la reçus en pleine figure : on embarquait les jeunes générations.
Moi, je restais sur le quai ; à défaut de partir sur la mer, j’avais choisi d’être mère.
Mais je naviguai quand même, en escarpins sur une corde raide, boitant sur une formation jamais complètement acquise, me mesurant dans des combats quotidiens à ceux que les armées reconnaissaient comme leurs depuis toujours, évitant les peaux de banane et les humiliations.
Heureusement, il y avait les serviettes, celles qui encouragent, qui font confiance, qui soufflent la bonne réponse, qui font à votre place, discrètement, quand on ne sait pas.
Dernièrement sur le port, les mains au fond des poches, j’ai croisé une silhouette familière entre toutes, ma cadette de trente ans. Elle regardait, vers le large, le rêve aux voiles fanées qui disparaissait dans la brume. Elle me tendit un parchemin humide, mangé par le sel. J’y lus : «Aurais pu mieux faire.»
Auteur : Catherine Bertrand-Gannerie
Catherine Bertrand-Gannerie
Éditeur : Ouest-France, Rennes